La déroute géopolitique de l’Afrique est totale. Le coma diplomatique de l’Union Africaine (UA) est profond. Voilà deux leçons d’emblée patentes dans l’épilogue de la crise libyenne. Un double affaissement tôt et vite illustré par le vote de la résolution 1973, en mars dernier, autorisant simultanément l’utilisation de la force pour protéger les civils libyens de… la force de frappe du Colonel Kadhafi et l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne (no-fly zone) au-dessus de la Libye.
Un mandat scandaleusement avalisé (votes à l’appui) par l’Afrique du Sud, le Nigeria et le Gabon, deux membres dépourvus de veto ; mais normalement nantis d’assez de souveraineté pour se démarquer – ne serait-ce que par l’abstention – d’une mission militaire de l’ONU sur le continent africain, bizarrement confiée à l’OTAN : un pacte militaire exclusivement euro-américain.
Le résultat (prévisible) des frappes aériennes des Etats-Unis et de l’Europe en Libye, est – par-delà la destruction d’un régime et l’élimination de son chef – la démocratisation de l’Afrique par le feu. D’abord Côte d’Ivoire en avril 2011, par l’opération « Licorne » de l’armée française. En ce mois d’octobre, ce sont les porte-avions d’Amérique et d’Europe qui ont implanté le même système en Libye, à travers l’opération « Odyssée de l’aube ». Deux greffes démocratiques qui suggèrent deux néologismes : la licornocratie et l’otanocratie. Cela ne s’invente ; ça se passe dans une Afrique hier colonisée au canon, aujourd’hui démocratisée au…canon.
La Libye du Colonel Kadhafi (1969-2011) est, à la fois, le condensé du bien et le résumé du mal. C’est pourquoi l’éloge et le blâme ont toujours escorté l’évolution de ce pays, sous l’égide de son inénarrable Guide. En politique intérieure, la Jamahiriya (Etat kadhafien des masses) est vue par la majorité des observateurs, comme un support institutionnel démocratiquement fumeux mais dictatorialement efficace. Ce qui explique le record de longévité du leader, devenu après le décès du Général Gnassingbé Eyadema en 2005, le doyen des chefs d’Etat en exercice sur le continent. Un degré zéro de la vie démocratique (pas d’élections, pas d’opinions) qu’aucun Sénégalais n’accepterait chez lui.
Toutefois l’argument de la tyrannie ne peut nullement justifier une campagne de bombardements aériens contre un pays souverain. Sinon, qu’est-ce qu’on attend pour larguer des bombes sur la Biélorussie européenne et la Birmanie asiatique ? Dans ce dernier pays, les Généraux au pouvoir depuis un demi-siècle avaient verrouillé les frontières et empêché l’arrivée de l’aide internationale aux sinistrés d’un récent tsunami. Un crime contre leur propre peuple. Plus provocatrice encore à l’endroit de la communauté internationale, la clique militaire de Rangoon, emprisonna sans fin, une lauréate du Prix Nobel de la paix, Mme Aung San Suu Kyi.
Dans le même ordre d’idées, Kadhafi qui a perpétuellement fait l’économie de toute élection, malgré la grande solvabilité de son Etat, n’est-il pas moins hypocrite et plus sincère qu’un inamovible Paul Biya qui collectionne régulièrement des scores (autour de 80 % des votants) dignes de Brejnev ? Et que penser de Faure Eyadema dont le régime héréditaire – fruit d’un coup de force militaro-tribal drôlement légitimé par un vaudeville électoral très sanglant – est chouchouté par Paris ? Moralité : les valeurs démocratiques sont le noble écran qui cache la forêt des derricks et la multitude de puits de pétrole dans le désert libyen.
Cependant, Kadhafi n’est pas au-dessus de tout reproche. Décapitée à l’intérieur, l’opposition a été pourchassée et décimée à l’extérieur par les tueurs à gages du régime. Mansour Khikhia, ex-Représentant de la Libye aux Nations-Unies, a été enlevé au Caire. Le Commandant Mehetchi, longtemps réfugié au Maroc, a fait l’objet d’un deal tragique entre Hassan II et Kadhafi. Quant à l’imam Moussa Sadr, chef des chiites modérés du Liban, il a disparu en Libye où il a été officiellement invité.
En politique étrangère, les options du Colonel Kadhafi ont été diablement sinueuses. Parfois positives, souvent négatives. En vérité, le défunt Guide a été concomitamment aux avant-postes de la libération et au cœur de la déstabilisation de l’Afrique.
A l’actif du Colonel Kadhafi, on peut signaler et saluer l’aide substantielle constamment accordée au Comité de Libération de l’OUA, jadis en charge de la coordination et de la planification de la lutte des mouvements de libération des pays d’Afrique australe et des colonies portugaises : Afrique du Sud, Rhodésie du Sud (devenue Zimbabwe en 1965), Namibie, Angola, Mozambique etc. Sans l’appui généreux et militant de Kadhafi, les Joshua NKomo, Samora Machel, Agostinho Neto et le leader de la SWAPO, Sam Nujoma n’auraient jamais eu les coudées financièrement franches pour mener le combat libérateur contre des gouvernements racistes (Pretoria et Salisbury) et un Etat fasciste : le Portugal de Salazar.
Plus près de nous, Kadhafi qui a été la cheville ouvrière de l’Union Africaine, a été également son principal argentier, aux côtés de l’Algérie, de l’Afrique du Sud, de l’Egypte et du Nigeria. Sans Kadhafi, les fonctionnaires de l’UA, à Addis-Abeba, ne seraient pas convenablement payés. Au sud du Sénégal, les fonctionnaires bissau-guinéens pleurent le Guide libyen qui, périodiquement, assurait le paiement de leurs salaires.
Au passif du même Kadhafi, on peut mettre et déplorer, son équipée militaire très absurde en faveur du dictateur et bouffon Idy Amine, aux prises, en 1979, avec l’armée tanzanienne. S’y ajoute la brutale ingérence (en riposte à la néocoloniale ingérence de la France) dans les affaires intérieures du Tchad. Une intrusion qui a culminé avec l’annexion de la bande d’Aouzou. Ironie féroce du sort ou grimace cruelle de l’Histoire : Kadhafi est passé à la trappe – et de quelle manière ? – avant son ennemi Hissène Habré.
Et ce n’est pas tout. La liste des actions secrètes est longue : coup d’Etat manqué contre Seyni Kountché au Niger ; putsch (contré par le Sénégal) de Koukoye Samba Sagna en Gambie ; réactivations sporadiques des rébellions touarègues au Mali et au Niger, financement prolongé des insurrections de Charles Taylor et de Fodey Sonko, respectivement au Libéra et en Sierra Léone. Au Maghreb, l’aide militaire au Polisario et l’irruption d’un commando armé à Gafsa (Sud tunisien) ont porté la signature du chef des Services secrets, Abdallah Senoussi.
Mais tous ces débordements subversifs en Afrique n’ont guère été fatals au régime libyen. Ce sont plutôt l’attentat de Lockerbie au-dessus de l’Ecosse en 1988 (270 morts) et la destruction en vol de l’airbus d’UTA au-dessus du Ténéré (170 tués) qui ont signé l’arrêt de mort de Kadhafi. Les grandes nations occidentales et Israël vengent tôt ou tard leurs citoyens assassinés. L’assassinat du commandant Pierre Galopin (Voir l’affaire Mme Claustre) n’est pas étranger au sort que la France a réservé à Hissène Habré.
Les leçons de Tripoli, spécifiquement édifiantes pour l’Afrique, sont légion. Deux parmi elles sont saillantes. Primo, l’émergence du Conseil National de Transition dirigé par Mustapha Abdejalil (ancien ministre servile et zélé de Kadhafi) prouve que les convictions politiques des élites africaines sont en caoutchouc. A ce propos, où sont les membres de la nomenklatura qui papillonnaient en permanence autour du Guide ? Que dire de l’insubmersible ministre Ali Triki, le fidèle Moussa Koussa, le truculent ambassadeur Mohamed Al Madani Al Azhari, Secrétaire général de la Communauté des Etats Saharo Sahéliens etc. Tous ont quitté le navire avant le naufrage et / ou rallié le Conseil National des Traîtres (CNT) mis en place par l’OTAN.
Secundo, le pouvoir sans fin ni frein, métamorphose dangereusement son titulaire. Au point d’en faire un demi-pharaon. Beaucoup de choses incitent à serrer de plus près la personnalité de Mouammar El Kadhafi. Son discours surréaliste dans le contexte crépusculaire de son régime a laissé les observateurs ébaubis. Tout comme son héroïsme à la Che Guevara, sur un théâtre d’opérations à mille lieues de la Bolivie des années 60, a frappé de stupeur le monde entier.
Faut-il en déduire que « Kadhafi était devenu fou » comme le répétait Anouar El Sadate ? Fait révélateur d’une grande fébrilité incompatible avec la grande forme : le défunt Guide avait giflé publiquement son chef de protocole à Lomé, lors d’un sommet continental.
PAR BABACAR JUSTIN NDIAYE
SOURCE: NETTALI